Les Noces de Cana, Première partie

Publié le 18 Mars 2024

Les Noces de Cana, Première partie

Dès lors que l'on se plonge dans l'étude de la Bible concernant la Vierge Marie, que l'on explore ce que la Tradition nous transmet et les découvertes récentes des exégètes, les surprises ne manquent pas. À l'origine, ce blog est écrit pour fournir une réponse catholique à ceux qui pourraient douter de ce que l'Église affirme à propos de la Vierge Marie. Mais en approfondissant nos recherches, nous ne pouvons qu'apprécier la richesse des enseignements de l'Écriture sur la Vierge.

Pour commencer cet article sur des bases claires et solides, revenons à l'essentiel. Que pouvons-nous observer à la lecture de l'Évangile ?

Nous pouvons observer que Marie occupe une place importante et discrète dans le récit évangélique.

En tant que première femme du Nouveau Testament, elle nous ramène inévitablement à Ève, la première femme de l'Ancien Testament. Cette connexion sera évoquée dans la suite de notre réflexion. Mais d'ors et déjà on pourrait dire d'elle qu'elle est la Femme des commencements et des départs. Le récit évangélique de saint Luc  nous montre Marie, première porteuse de "bonne nouvelle",  traversant les montagnes de Juda pour rencontrer sa tante Élisabeth. Puis plus tard, partant avec Joseph à Bethléem pour donner naissance à Jésus. Ensuite, ils se dirigent vers Jérusalem pour la circoncision de l'Enfant, puis à nouveau ils retournent au temple lors des douze ans du Christ. Toutes ces étapes précèdent le ministère public de Jésus. Cependant, Luc prend soin de souligner que Marie est également présente au tout début de l'Eglise, au moment de la Pentecôte. En sommes, chez Saint Luc, Marie encadre tout l'évangile depuis l'Annonciation, jusqu'à la pentecôte. 

Après avoir pris en compte le récit de Saint Luc, qui a probablement utilisé le témoignage de Marie elle-même (Luc 1, 1-4), tournons-nous vers l'évangéliste Saint Jean qui lui, vécu une bonne partie de sa vie avec elle. Contrairement à Luc, Jean ne relate pas les événements de l'enfance de Jésus. Cependant, dans son évangile, Marie est présente dès le début de son ministère public, notamment lors des noces de Cana, Nous la retrouverons également à sa mort sur la croix.

Cette manière dont Saint Jean présente Marie dans son évangile n'est pas anodine. C'est précisément ce que nous allons essayer de comprendre à travers cet article.

Saint Jean et la nouvelle création

Dès les premiers mots de l'Évangile de Saint Jean, le décor est planté. Avant même que le monde ne soit créé, le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu. Puis, subitement, il se fait chair, sans plus d'explications. Dix-huit versets seulement. Cet Évangile, auquel a été attribué l'aigle du Tétramorphe, plonge dans l'incarnation au verset 14 : "Et le Verbe s’est fait chair". Après ce moment de contemplation de l'éternité divine, nous glissons doucement vers l'histoire des hommes, vers l'histoire de l'Homme au verset 19 :

Premier jour Jn 1,19-28

Voici le témoignage de Jean, quand les Juifs lui envoyèrent de Jérusalem des prêtres et des lévites pour lui demander : « Qui es-tu ? »

Et le témoignage de Jean se poursuit, jusqu'au verset 28.

Deuxième jour Jn 1,29-34 :

v. 29 : Le lendemain, voyant Jésus venir vers lui, Jean déclara : « Voici l’Agneau de Dieu, qui enlève le péché du monde.

Jésus se fait baptiser et l'Esprit Saint se manifeste. 

Troisième jour  Jn 1,35-40 :

v. 35 : Le lendemain encore, Jean se trouvait là avec deux de ses disciples.

Et les deux disciples suivent Jésus restèrent auprès de lui ce jour-là. C’était vers la dixième heure (environ quatre heures de l’après-midi).

Quatrième jour  Jn 1,41-42 :

v. 42 André amena son frère à Jésus. Jésus posa son regard sur lui et dit : « Tu es Simon, fils de Jean ; tu t’appelleras Kèphas » – ce qui veut dire : Pierre.

Cinquième jour Jn 1, 43-51 :

43 Le lendemain, Jésus décida de partir pour la Galilée. Il trouve Philippe, et lui dit : « Suis-moi. »

Puis au verset 49 :

Nathanaël lui dit : « Rabbi, c’est toi le Fils de Dieu ! C’est toi le roi d’Israël ! »

Désormais Philippe et Nathanael suivront le Christ qui ajoute au verset 51 :

« Amen, amen, je vous le dis : vous verrez le ciel ouvert, et les anges de Dieu monter et descendre au-dessus du Fils de l’homme. »

Saint Jean baptisant le Christ - Nicolas Poussin -

 

Sixième jour : 

Homme et Femme il les créa ou les noces de Cana 

Preambule

A ce stade, afin de rester fidèle à la continuité du sens que l'évangéliste a souhaité donner, il semble préférable de faire un rappel doctrinal à propos de ce qui se joue ici : la Kénose. L'évocation du premier chapitre nous conduit inévitablement au commencement, notamment lorsque le serpent s'adresse à Ève : « Pas du tout ! Vous ne mourrez pas ! Mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront, et vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. » (Gn 3, 4-5)

Ce qui conduit inévitablement à la réponse christique de Ph 2, 6-11

Ayant la condition de Dieu, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’est anéanti, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes. Reconnu homme à son aspect, il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix. C’est pourquoi Dieu l’a exalté : il l’a doté du Nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse au ciel, sur terre et aux enfers, et que toute langue proclame : « Jésus Christ est Seigneur » à la gloire de Dieu le Père.

Il est également crucial de garder à l'esprit ce que l'auteur de la lettre aux Hébreux nous transmet en He 5, 6-10 :

Pendant les jours de sa vie dans la chair, il offrit, avec un grand cri et dans les larmes, des prières et des supplications à Dieu qui pouvait le sauver de la mort, et il fut exaucé en raison de son grand respect. Bien qu’il soit le Fils, il apprit par ses souffrances l’obéissance et, conduit à sa perfection, il est devenu pour tous ceux qui lui obéissent la cause du salut éternel, car Dieu l’a proclamé grand prêtre de l’ordre de Melkisédek.

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 ​​​​​​Cana est un petit village situé à quelques kilomètres à l'ouest du lac de Tibériade. Plus tardivement dans l'évangile, nous apprenons également que Nathanaël en était originaire (Jn 21, 2). Au regard de son périple, depuis Bethabara (Jn 1, 28), Jésus est très certainement arrivé précipitamment. Sa Mère y était déjà présente. A cette époque, et pour donner un élément contextuel important, les noces duraient 7 jours (cf. Samson, Jg 14,12, ou Tobie 11,21)

Les Noces de Cana de Paul Véronèse

Mais pourquoi le troisième jour ? (Jn 2, 1)

D. Debuisson1 relève deux triduums dans l'évangile de saint Jean. Le premier précède les Noces de Cana, comme nous venons de le voir, et le second se situe en Jn 12,1-32. À travers les figures de Jésus et de Marie, il est compréhensible de mettre ces deux événements en correspondance, nous y reviendrons. Cependant, malgré le fait que nous venons de constater que l'évangéliste divise le récit en cinq périodes d'une journée entre la question posée à saint Jean le Baptiste et le sixième jour des Noces de Cana, une interrogation demeure : comment comprendre alors que le récit commence par l'étrange mention "Le troisième jour" ? Comment élucider ce qui semble être un conflit entre les cinq jours et ce "troisième jour". D'emblée, il apparaît que la lecture littérale des Noces de Cana pose un problème. Mais revenons à nos cinq jours conduisant au sixième, où les noces se situeraient. Le sixième jour : "Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, il les créa homme et femme."(Gn 1, 27).

Saint Thomas d'Aquin dans son commentaire sur Jean  au 343 nous éclaire ainsi :
"Au sens mystique, [il faut comprendre qu’]aux noces spirituelles la Mère de Jésus, la Vierge bienheureuse, est présente en qualité de conseillère des noces, car c’est par son intercession que nous sommes unis au Christ par la grâce — En moi est toute espérance de vie et de force (Sir 24, 18). Le Christ, Lui, y est présent en tant que véritable Epoux de l’âme, comme le dit Jean-Baptiste: Celui qui a l’épouse est l’époux (Jean 3, 29). Quant aux disciples, ils sont là en qualité de compagnons des noces, pour unir l'Eglise au Christ, comme le dit l’un d’entre eux: Je vous ai fiancés à un époux unique, comme une vierge pure à présenter au Christ". (2Co 11, 2).

Ainsi donc, le Christ est l'Époux (Jn 3,28-29), et l'Eglise Son épouse (Ep 5).

Mais revenons à ces trois jours. Si nous les remontons, le troisième est celui de Jn 2, 1 qui introduit le récit des noces. Le deuxième  Jn 1, 43-51,  celui où Philippe et Nathanael rejoignent le Christ. Quant au premier 1, 41-42, il révèle le fondement même de l'Église, incarné par Simon, renommé Pierre, à qui le Christ dira plus tard:  "Tu es Pierre et sur cette Pierre je bâtirai mon Église" (Mt 16,18). 

Le premier chapitre se conclut par l'appel des deux disciples et une référence au rêve de Jacob. Sans nous éloigner de notre sujet, revenons brièvement sur ce songe. Jacob eut un songe (Genèse 28, 12) où il vit une échelle dressée sur la terre, dont le sommet touchait le ciel, et des anges de Dieu montant et descendant. Le Seigneur, à ses côtés, lui promit une descendance nombreuse (v. 14). Pour confirmer la correspondance avec Mt 16, 18, laissons simplement le récit se poursuivre : 

v.17 Jacob fut saisi de crainte et il dit : « Que ce lieu est redoutable ! C’est vraiment la maison de Dieu, la porte du ciel ! » v.18 Il se leva de bon matin, il prit la pierre qu’il avait mise sous sa tête, il la dressa pour en faire une stèle, et sur le sommet il versa de l’huile. v.19 Jacob donna le nom de Béthel (c’est-à-dire : Maison de Dieu) à ce lieu (...) v.22 Cette pierre dont j’ai fait une stèle sera la maison de Dieu.»

Et qu'en disent les pères de l'Eglise ? La question est tout à fait légitime et n'en prenons qu'un seul, saint Thomas dans son commentaire de l'évangile de saint Jean. 

336. L’Evangéliste commence ici une description des noces. D’abord quant au temps: LE TROISIEME JOUR, IL Y EUT DES NOCES, c’est-à-dire le troisième jour après les événements qu’il vient de raconter au sujet de la vocation des disciples de Jean. En effet le Christ, après avoir été manifesté par le témoignage de Jean-Baptiste, voulut aussi se manifester Lui-même. Puis quant au lieu: A CANA DE GALILEE, la Galilée étant une province, et Cana un bourg de cette province.

 

Il y eut des noces

Après avoir éclairci le contexte initial et montré que ce qui précède le récit des noces concerne d'abord l'Église, l'évangéliste introduit le ministère inaugural de Jésus par le biais d'un mariage. Comme nous l'avons brièvement mentionné précédemment, les noces sont un motif récurrent à propos de Dieu et Son Église. Puisque ce blog s'adresse également aux réformés qui écoutent les Pères de l'Église, citons saint Thomas d'Aquin pour clarifier à la fois le récit et le véritable rôle de la Vierge Marie dans tout cela. Viendra ensuite le temps de les remettre en question... 

Commentaire de l'évangile de saint Jean 338. Au sens mystique, les noces signifient l’union du Christ et de l’Eglise — C’est là un grand mystère, je l’entends du Christ et de l’Eglise 3. A la vérité, ces épousailles eurent leur commencement dans le sein de la Vierge 4, lorsque Dieu le Père unit la nature humaine à son Fils dans l’unité de la personne, en sorte que le lit nuptial de cette union — Dans le soleil, il dressa sa tente 5 — fut ce sein virginal. De ces noces il est dit: Le Royaume des cieux ressemble à un roi qui fit les noces de son fils 6, ce qui se réalisa à l’heure où Dieu le Père a uni à son Verbe la nature humaine dans le sein virginal. Ce mariage fut rendu public lorsque l’Eglise s’est unie au Verbe par la foi — Je t’épouserai dans la foi [dit le Seigneur] 7. De ces noces, l’Ecriture dit: Elles sont venues les noces de l’Agneau, et son épouse s’y est préparée 8. Et ces épousailles seront consommées lorsque l’épouse, c’est-à-dire l’Eglise, sera introduite dans le lit nuptial de l’Epoux, dans la gloire céleste: Heureux ceux qui ont été appelés au repas des noces de l’Agneau 9.

3. Eph 5, 32.
4. Cf. SAINT AUGUSTIN, Tract. in Jo., 8, 4, BA 71, pp. 475-477.
5. Ps 18, 5.
6. Mt 22, 2.
7. Os 2, 22.
8. Ap 19, 7.
9. Ap 19, 9.

La Mère de Jésus y était

Avant d'en venir à Marie, revenons à une lecture plus littérale. Jésus rencontre le Baptise et se fait baptiser à Bethabara avant de remonter vers Bethsaïde au bord du lac de Tiberiade, puis prendre vers l'ouest en direction de Cana. Après ce périple de 5 jours, il assiste finalement aux Noces. Cependant, saint Thomas remarque que ce n'est pas lui mais Sa Mère qui est citée en premier : "Pour montrer que Jésus était encore inconnu et qu’Il n’avait pas été invité aux noces comme une personne insigne mais uniquement en raison de certaines relations amicales, comme une personne de connaissance, mais une parmi d’autres. Comme on avait invité la Mère, on invita aussi le Fils." (340)

 

Ils n'ont plus de vin

Dès ce verset, certains commentateurs n'ont pas toujours été très clairs. Explorons les différentes pistes et tentons d'apporter des réponses.

Entrons de plein pied dans le sujet avec saint Ephrem et le Diatessaron p. 107 des Sources Chrétiennes. Il est rapporté que le Christ aurait dit : "Je ne m’impose pas à eux ; qu’ils remarquent eux-mêmes l’absence de vin. et que tous demandent à boire." Cependant, cette phrase, bien que rapportée par le saint diacre, ne semble pas avoir de sens d'un point de vue historico-critique ou exégétique. Au moment des noces, Jésus n'avait pas encore débuté son ministère public. Il n'était connu de personne (cf. Jn 1, 26). Encore d'un point de vue littéral, les noces avaient déjà commencé depuis trois jours, et saint Thomas d'Aquin rapporte que ce n'était pas spécifiquement Jésus qui était invité, mais Sa Mère. Il est donc peu probable que Jésus eût été connu des invités et encore moins, qu'ils aient la connaissance de son pouvoir de changer l'eau en vin, de faire des miracles. 

Dans la suite de l'événement, l'affirmation «Mon heure n'est pas encore venue» semble revêtir une profondeur bien plus grande que ce que laisse entendre le propos rudimentaire rapporté par saint Ephrem. Plongeons maintenant dans l'analyse par le biais des enseignements de saint Jean Chrysostome2. et comparons tout ceci avec le Diatessaron.

Saint Jean de Chrysostome, Commentaire de Saint Jean 22 :
Jésus dit donc: «Mon heure n'est pas encore venue». Je ne suis pas encore connu de ceux qui sont ici, présents, et même ils ne savent pas que le vin leur manque: attendez qu'ils le sachent. Il ne convenait pas que vous me fissiez cette demande, étant ma mère, vous rendez le miracle suspect, il fallait que ceux qui sont dans le besoin vinssent s'adresser à moi, et me prier, non que j'aie besoin de leurs prières, mais afin qu'ils reçussent mon bienfait avec pleine adhésion. Car lorsque celui qu'une urgente nécessité presse, obtient ce qu'il demande; il en a une vive reconnaissance; mais celui qui ne s'est pas encore aperçu du besoin où il est, il ne connaît point aussi tout le prix du bien qu'on lui fait.

Jusqu'ici, on pourrait croire que le Christ ne parle que du vin manquant aux noces et que ce n'est que de cela dont la Vierge Marie parlait. Mais il poursuit :

 Mais, repartirez-vous, pourquoi, après avoir dit: «Mon heure n'est pas encore venue», et avoir refusé, fit-il ensuite ce que sa mère lui avait demandé? Afin que si l'on voulait faire des objections, et prétendre qu'il était assujetti à l'heure, on connût, à n'en pouvoir douter, qu'il n'était nullement assujetti ni à l'heure, ni au temps. En effet; s'il eût été assujetti à l'heure, comment, l'heure convenable n'étant point encore arrivée, aurait-il pu faire ce miracle?

Si l'on pouvait douter, à présent les choses sont clarifiées. Jésus ne parle pas de la "soif des convives" mais de celle des hommes qui sera étanchée à partir de "l'heure" lorsqu'elle sera venue. Chrysostome finit en disant : 

De plus; il l'a fait par égard pour Sa Mère, pour ne pas paraître la contrarier, pour qu'on n'attribuât pas son refus à faiblesse et à impuissance (de son intersession ?), pour ne pas couvrir sa mère de confusion dans une si grande assemblée car elle lui avait déjà présenté les serviteurs. 

Mais revenons à saint Ephrem qui poursuit : "L’empressement de Marie avait été excessif ; c’est pourquoi il lui fit la leçon." Saint Irénée semble dire la même chose, mais ce n'est qu'une apparence tout comme pour saint Jean de Chrysostome : 

"Car il n'y a rien de désordonné ni d'intempestif chez lui, comme il n'y a rien d'incohérent chez le Père: tout est connu d'avance par le Père et accompli par le Fils de la manière voulue au moment opportun. C'est pourquoi, lorsque Marie avait hâte de voir le signe merveilleux du Vin et voulait participer avant le temps à la Coupe 1Co 10,16-17, le Seigneur, repoussant sa hâte inopportune, lui dit: "Femme, qu'y a-t-il entre moi et toi? Mon heure n'est pas encore venue Jn 2,4": il attendait l'heure connue d'avance par le Père."  (Contre les Hérésies III, 16, 7)

Concernant le Diatessaron. l'auteur, ou plutôt le rapporteur - comme nous allons le voir - semble s'égarer dans des conjectures, exagérant ce qui ne devrait être que des suppositions à propos de ce que pense la Vierge Marie. Citons : 

"Marie avait pensé qu’un miracle de son Fils lui vaudrait gloire et honneur auprès des foules ; c’est pourquoi il dit : « Mon temps n’est pas survenu ». Jésus n’a pas agi pour les raisons que Marie avait imaginées ; il a plutôt voulu contrarier ses pensées. (...) Marie avait pensé qu’un miracle de son Fils lui vaudrait gloire et honneur auprès des foules (...) Pourtant, elle était consciente du miracle qu’il allait faire : Elle gardait toute chose dans son cœur; tout ce que mon fils vous dira, faites le." etc.

Il est difficile d'accorder du crédit à de telles affirmations. Saint Ephrem lui-même semble le préciser lorsque nous examinons ce qu'il dit plus loin, notamment à la page 108 : "On dit encore que Marie aurait été perplexe", ce "on dit" présuppose le rapport de propos différents concernant les Noces. De plus, dans l'ensemble de l'ouvrage, des témoignages sont rapportés qui ne sont pas représentatifs de la position réelle de saint Ephrem. 

Pour finir, le traducteur du Diatessaron précise que concernant les Noces de Cana, les propos qui y sont rapportés manquent de fiabilité.3

Mon heure n'est pas encore venue

Mais revenons à un ton plus sérieux en nous tournant vers saint Irénée. Le saint évêque nous rappelle l'omniscience de Dieu, qui "connaît par avance" le "jour et l'heure", ce qui, bien évidemment, n'est pas le cas de la Vierge Marie. Toutefois, la réponse du Christ, "mon heure n'est pas encore venue", nous indique que Marie comprenait bien ce que le Christ voulait dire et que, selon saint Irénée, "Marie avait hâte de voir le signe merveilleux du vin et voulait participer avant le temps à la coupe". Deux choses ici : Marie avait hâte et elle voulait participer à la coupe. Mais pour laquelle des deux le Christ lui répond-il : "Femme, qu'y a-t-il entre moi et toi? Mon heure n'est pas encore venue" ?

Donatien Mollat (Vie Chr. oct. 1964, p.15) : 

Marthe et Marie mandent à Jésus, au sujet de leur frère Lazare: “ Celui que tu aimes est malade” (Jn 11, 3). Le recours est à Jésus lui-même, sans aller plus loin. Acte de confiance, qui s'en remet à Lui. À Lui, à son coeur de trouver la solution. N'oublions pas qu'en trente ans, Jésus n'a encore fait aucun miracle (Jn 2,11): “ Il paraît improbable qu'elle demande un Miracle

Ce qu'il faut donc comprendre par "hâte", ce n'est pas tant le miracle en lui-même, mais plutôt le "signe du vin et de la coupe", c'est à dire, la nouvelle Alliance, l'Eucharistie. La Vierge Marie était pressée, non pas pour des motifs égoïstes, mais pour le salut de l'humanité. Sa hâte était inopportune du point de vue de la prescience de Dieu, mais opportune du point de vue de la charité et de son humanité. Cela nous amène directement à cette fameuse parole souvent mal comprise, non seulement par les protestants, mais aussi parfois par certains catholiques : Femme, qu'y a-t-il entre moi et toi? 

Mais auparavant, avançons encore à travers l'éclaircissement de : "Mon heure n'est pas encore venue"

André Feuillet dans Etude de Théologie Johannique p. 3-14: 

“Dans le IV° Évangile, l'heure de quelqu'un est le temps où il accomplit l'oeuvre à laquelle il est particulièrement destiné. L'heure de la femme qui va être mère est celle de son enfantement (16, 21). L'heure des Juifs incrédules est le temps où Dieu leur laisse le loisir de perpétrer leur crime (16, 3-4). L'heure de Jésus est le moment où se réalise définitivement l'oeuvre pour laquelle il a été envoyé en ce monde par le Père, à savoir la victoire sur Satan, sur le péché et sur la mort (cf. Jn 12,23-24.27.31-32 — Comparer avec Lc 22,53 ou Mt 8,29)”

En début d'article, nous avons souligné que les Noces de Cana surviennent le sixième jour d'une semaine, la veille d'un Sabbat, c'est à dire un vendredi, jour ou le Christ sera crucifié.  Cette semaine commence avec l'interrogation des pharisiens adressée à saint Jean le Baptiste.

C'est en Jn 12, 1-2 lors de la semaine pascale, à l'instar des Noces qui nous occupent, que Jésus réitère cette interaction avec la Vierge Marie. Reprenons les verset 1 et 2 dans un premier temps : 

"Six jours avant la Pâque, Jésus vint à Béthanie où habitait Lazare, qu’il avait réveillé d’entre les morts. On donna un repas en l’honneur de Jésus. Marthe faisait le service, Lazare était parmi les convives avec Jésus."

Puis aux versets 23 et 27 :

"Alors Jésus leur déclare : « L’heure est venue où le Fils de l’homme doit être glorifié. (...) 27 Maintenant mon âme est bouleversée. Que vais-je dire ? “Père, sauve-moi de cette heure” ? – Mais non ! C’est pour cela que je suis parvenu à cette heure-ci ! "

Il serait tentant de poursuivre cette étude jusqu'à son aboutissement, se situant au moment de la crucifixion chez Saint Jean (Jn 19, 25-34), mais ce sujet sera traité dans un prochain article. Cette étude sera transversale avec celle-ci. Lors de cette prochaine occasion, nous aborderons le terme "Femme" utilisé par Jésus. Cependant, d'ores et déjà, nous pouvons avancer ceci : ce terme renvoie à la Nouvelle Ève, bien avant qu'Ève ne soit appelée "mère des vivants". Il est curieux de constater que la mort est entrée dans le monde par le couple originel, alors qu'Eve est désignée ainsi. En réalité, ce titre s'applique à la Vierge Marie, par qui la Vie est ramenée dans le monde en la personne de Jésus. Avant d'être appelée ainsi, Eve était simplement désignée sous le terme "Femme".

Gn 2, 23
L’homme dit alors : « Cette fois-ci, voilà l’os de mes os et la chair de ma chair ! On l’appellera femme – Ishsha –, elle qui fut tirée de l’homme – Ish. »

Le terme est reprit plusieurs fois : lors des noces de Cana mais aussi à la Croix (Jn 19, 26) saint Paul l'appellera également ainsi en Ga 4, 4 , de même en Apocalypse 12, 1

Le terme n'est pas anodin, Femme, signifie Eve, mais sous la grâce originelle... Ce qui nous ramène encore à l'Immaculée Conception.

Le Christ crucifié avec la Vierge Marie, les saints Jean-Baptiste et Marie-Madeleine. Anthony van Dyck

Femme, qu'y a-t-il entre moi et toi?

Nous voici arrivé au noeud gordien qui n'en est pas un, en fin de compte. D'emblée, écartons l'idée que ce qui séparerait Jésus et sa mère serait sa nature pécheresse. Rien ni dans les évangiles, ni chez les pères, ne permet de le penser. 

Selon la Bible Chrétienne : la formule est bien plus souple qu'il n'y parait de “Qu'y a-t-il qui nous associe, qui nous soit communà Qu'y a-t-il qui nous sépare”? (A. Feuillet Revue Thomiste p.526). M.E. Boismard (Du baptême p. 144-149), qui donne l'analyse la plus claire des autres emplois de cette formule dans la Bible, lui trouve deux sens généraux: “Que t'ai-je fait? Qu'y a-t-il entre toi et moi que tu me veuilles ce mal ” (Jg 11, 12 2Ch 35, 21 2S 16, 10 et 2S 19, 22-23 1R 17, 18) “ Qu'y a-t-il de commun entre nous! ” (Os 14, 9 2R3, 13; Jos 22, 24).

Saint Augustin explique cette "distance" de façon subtile mais profonde, qui vaut surtout par la relation établie entre Cana et le Calvaire, que renforcera toute la suite du récit:

Au moment de faire cette oeuvre toute divine, c'est comme si Jésus disait à sa mère : le pouvoir défaire ce miracle, je ne le tiens pas de toi, qui n'as pas engendré ma divinité (tu ne peux y être associée); mais quand la faiblesse de ma nature humaine, que tu m'as donnée, sera clouée à la Croix, alors je te reconnaîtrai et t'associerai à mon sacrifice4

Saint Augustin de la foi et du symbole  IV, 9 :
Il faut aussi s'éloigner de ceux qui nient que Notre-Seigneur Jésus-Christ ait eu Marie pour mère sur la terre, quand ce mystère est un honneur pour les deux sexes, masculin et féminin, et prouve que Dieu porte intérêt non-seulement à celui qu'il a bien voulu prendre, mais encore à celui par qui il l'a pris, en se faisant homme et en naissant d'une femme. Nous ne sommes point du tout forcés de rejeter la mère du Christ, à cause de ce texte: «Femme, qu'importe à moi et à vous? Mon heure n'est pas encore venue (1 Jn 2,4).» Nous y voyons plutôt une preuve que le Christ n'a point eu de mère en qualité de Dieu, et c'était sa divinité qu'il avait intention de manifester alors en changeant l'eau en vin. Mais c'est comme homme qu'il a été crucifié, et cette heure était celle dont il parlait quand il disait: «Qu'importe à vous et à moi? Mon heure n'est pas encore venue,» c'est-à-dire l'heure où je vous reconnaîtrai. En effet en ce moment, homme crucifié, il reconnut la femme qui était sa Mère, et la recommanda avec une grande bonté à son disciple chéri.

Saint Augustin, Sermons 218 : 
Du haut de la croix il reconnut sa Mère et la recommanda au disciple bien-aimé; c'était, au moment où il mourait comme homme, montrer à propos des sentiments humains; et ce moment n'était pas encore arrivé, quand sur le point de changer l'eau en vin, il avait dit à cette même Mère: «Que nous importe, à moi et à vous? Mon heure n'est pas encore venue». Aussi n'avait-il pas puisé dans Marie ce qui appartenait à sa divinité, comme en elle il avait puisé ce qui était suspendu à la croix. 

Saint Thomas reprendra également saint Augustin dans son commentaire de l'Evangile de Saint Jean 352.

Femme qu'y a-t-il entre toi et moi ? Comme s’il disait: ce qui en moi fait des miracles, je ne l’ai pas reçu de toi; mais ce que je souffre, c’est-à-dire ce qui me rend capable de souffrir, la nature humaine, je l’ai reçue de toi; c’est pourquoi je te reconnaîtrai lorsque cette faiblesse sera suspendue à la croix. Aussi le Seigneur ajoute-t-Il: Mon heure n'est pas encore venue, c’est-à-dire: quand arrivera l’heure de ma passion, alors je te reconnaîtrai pour ma Mère. Et c’est pour cela que, suspendu à la croix, Jésus confia sa Mère à son disciple.

En résumé, la distance que Jésus établit entre lui et sa mère concerne d'abord le moment précis, "le jour et l'heure", qui n'est pas encore venu. Bien que Marie soit certaine que son Fils sauvera l'humanité, elle ignore le moment exact de cet événement. Ensuite, le miracle que Jésus accomplira aux noces de Cana sera le résultat de sa divinité. Cependant, le plus grand miracle n'est pas de transformer l'eau en vin, mais de sauver l'humanité, et c'est par l'humanité de Marie que ce miracle s'accomplit.

La prescience de Dieu, la possibilité de faire des miracles, viennent de Dieu. Mais le sacrifice, le Miracle du salut, est impossible sans Marie

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Notes 
  • D. Debuisson : Naissance de l'Église, dans « Tychique » n° 22. Il y a une série de correspondances entre la Première Semaine du Christ (Jn 1,28-51), et la Semaine de la Passion (Jn 12,1-32): (1994 Bible chrétienne Evangiles - § 28 bis. Récapitulation de la première semaine: Jn 1,19 – Jn 2,21
  • Du moins, sur la question du temps et de l'heure, car Chrysostome n'était absolument pas marial. Nous y reviendrons.2
  • Diatessaron : Page 29-30 : Par malheur, le manuscrit offre de très larges lacunes, et près de la moitié du texte arménien n’a pas de correspon­dant dans le texte syriaque. Il s’agit de véritables lacunes du syriaque, non d’édition abrégée et meilleure du commentaire d’Éphrem ; à la fin, en effet, de chaque fragment (il y en a quatre), la phrase reste inachevée, et c’est un thème tout différent qui commence brusquement au folio suivant, au milieu d'une proposition dont le début ne nous est pas livré. Le ms. est tronqué, semble-t-il, d’une soixantaine de folios. Du commentaire du Diatessaron, nous ne connaissons donc toujours, pour une très longue partie, que la version arménienne, à laquelle il faut ajouter les fragments patiemment réunis par Randel Harris à partir d’auteurs syriens postérieurs. La version arménienne demeure, dès lors, malgré la découverte· Chester Beatty, un témoin indispensable. Manquent notamment les commentaires suivants : massacre des Innocents, épisodes de Jésus retrouve au temple, baptême de Jésus, tentation au désert, choix des premiers disciples, les noces de Cana, guérison du paralytique, sermon sur lai montagne, discours de mission aux disciples, Marthe et! Marie, discours après la Cène, et une partie du récit de la Passion.3
  • (Sur Jn 8,9 — Pl 35,1455 ; Vives 9,327-328. Braun, qui cite ce passage, réfère aussi au commentaire de Thomas d'Aquin, qui va dans le même sens — Mère des fidèles, p. 53 et 57. De même Isaac de l'Etoile :Sermo 10) — Pl 194,1724;sc 130,228).4

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D. Debuisson : Naissance de l'Église, dans « Tychique » n° 22. 

M.E. Boismard: Du Baptême à Cana, p. 133-165 et Synopse b.J. ni. 

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